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A. de la Patellière (1890 – 1942)

Notes sur l'art (version corrigée par le peintre en novembre 1931).

 

 

 « C'est le Verbe qui contient les raisons d'être de toutes les Créatures de Dieu, de même que l'artiste renferme dans la conception de son intelligence les raisons d'être de toutes ses œuvres. Toutes les créatures ne sont donc pour ainsi dire autre chose que l'expression réelle et la représentation du Verbe divin. »

 

Saint Thomas d'Aquin.

 

La peinture, c'est l'art de faire passer la nature sur un plan spirituel, à l'aide des seuls moyens plastiques.

 

FRAGMENTS DE JOURNAL.

 

30 janvier 1914. Souvent déjà j'eus cette idée d'écrire mon journal de vie. Delacroix enfin m'y décide. Veuille l'ombre de ce grand homme m'être favorable. Le but ? Hygiène morale, et se rappeler les résolutions soit en moral, soit en vie, soit en peinture. Noter le travail de chaque jour, en faire l'examen de conscience.

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Au moral : j'ai dîné seul, d'où gravité propice au travail. Se méfier de la légèreté des camarades, ou plus de toute réunion qui distrait. Rester seul le plus possible. Ne pas se livrer complètement et enfin se rapprocher le plus possible de l'austérité. La Religion.

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Au Louvre, puis chez Durant-Ruel. Quel abîme ! Manque de profondeur dans le moderne.

Faire sa vie plus chez soi, plus une, moins distraite. Au physique lever régulier, pas d'alcool, de tabac le moins possible et surtout bannir toute licence. Je suis parfaitement heureux d'être enfin chez moi, seul, pour me diriger vers cette vie qui fut mon rêve et que j'ai prévue ainsi. Tout se réalise. Fasse le ciel me rapprocher toujours davantage de mes aspirations.

 

1 Février. Bonne journée mais triste. Distrait par des intrus. Travail au panneau «  Douleur et Nature ». Vu H.S., dîné avec lui.

Travailler la base, le dessin.

Faire des draperies, des fruits.

 

2 Février. Matin travail à l'atelier, dessins. Le soir travail à « Douleur et Nature ».

Il vaut mieux vivre seul quand on travaille.

Faire simple, prolonger les lignes.

 

3 Février. Idée d'une composition : « Éveil ou plutôt renouveau vers la Vie ». Les anciens composaient à leur guise. Faire de grandes masses.

 

4 Février. Matin bon travail. Après-midi vu H.S. Il travaille en bon sens. Il faut faire du plastique, pas trop de littérature. Gratté l'esquisse de la « Douleur et Nature ».

 

8 Février. Musée du Luxembourg avec C. et M. Dégoût. La peinture moderne n'est décidément pas cela. Tantôt travail à une nature-morte et un commencement d'esquisse « Un départ le soir en bateau », inspiré par cette chaude langueur de printemps.

Travailler le matin matériellement pour s'élever ensuite. Ne pas perdre de vue l'Idéal ! Mais où est-il ?

 

10 Février. Après-midi vu chez Durant-Ruel des Monet, Renoir...

Incomplets en somme ; sauf parfois Renoir.

 

12 Février. Je dessine par l'arabesque, les volumes et l'effet.

 

14 Février. Lever avec spleen et dégoût de tout. Une visite au Louvre. Vu les Rembrandt surtout. Quelle belle chose !

 

15 Février. Mauvais souvenir de la soirée précédente. Décidément toute gaîté laisse un grand vide.

Visite au Musée Gustave Moreau. Grand artiste, peut-être un peu trop intellectuel comme peintre. Très fantastique, mais très beau dessin, et couleur puissante. A poussé le rêve très loin. Vivre dans son rêve, voilà ce qu'il faut, et travailler.

Gustave Moreau est troublant.

 

16 Février. Seul toute la journée, et volontairement. Gustave Moreau m'a laissé une profonde impression encore aujourd'hui.

Je cherche ma voie sans résultat. Je sens, mais comment m'exprimer ?

Peut-être en somme n'y arriverai-je pas. Ou peut-être je cherche trop la pensée dans un art plastique...

 

18 Février. Je voudrais entreprendre une toile, et toujours le sujet m'échappe, voulant peut-être traduire trop exactement ma vision. Où la trouver ? Quelle plastique me fixera ?

 

22 Février. Scènes d’Église (St Germain l'Auxerrois). Mêler le réel et l'allégorie. La nature comme les premiers éléments. Construire un édifice mental d'après sa vision et sa pensée, puis se servir de la nature dans l'exécution du morceau. Le beau c'est l'idée qu'on se fait. Le naturalisme en somme n'existe pas. La peinture est un art éminemment de pensée et éminemment spirituel, seulement le beau en est rendu par la plastique, par une objectivité. Mais le beau est subjectif. Le beau dans un tableau est le résultat de l'Idée de l'Idéal qu'on a en soi. Le beau est la conséquence de la vie intérieure et morale.

Un tableau bien pensé et réfléchi doit refléter l'éthique, en somme, d'un homme. La peinture c'est la volonté vers une belle chose. Les tableaux en sont les étapes.

 

24 Février. Désir de commencer une chose tenant longtemps l'esprit et le corps. De grandes études.

 

9 Mars. Je vais faire des Antiques aux Beaux-Arts et travailler l'anatomie. Cela m'ennuie un peu, mais il y a vraiment intérêt à le faire logiquement.

 

12 Mars. Désir de travailler. Que je voudrais avoir des modèles et travailler selon moi.

Hier soir grande impression de calme, très sensible, bonheur de vivre au milieu de la beauté, de la nature et du rêve. Plus sérieux que jamais.

Le monstre est ce qui montre l’esprit.

 

L’art est l’image de la vie et, comme elle, ne peut exister qu’en raison de l’union intime d’éléments qui semblent opposés. Le mariage du ciel et de l’enfer, dirait W.Blake !

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Le monde interne tend à se manifester et il ne le peut qu’en se servant du monde externe. Ainsi le peintre est-il obligé pour s’exprimer de recourir à la nature extérieure, non pas directement sans doute, mais en ses éléments permanents : couleurs, formes, lumières...qui se sont corporisées dans la création.

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Mais l’art est une naissance perpétuelle, et poursuivant à son tour le rythme de la création, l’artiste pourra-t-il transmuter entre eux ces éléments et corporiser à nouveau une lumière par exemple en une couleur ou en un corps.

Ce que nous trouvons de beau dans la nature, c’est ce que notre monde intérieur tend à manifester.

N’est-ce pas quand le monde interne découvre dans le monde externe son image qui l’admire ? N’est-ce pas de ce reflet que naît l’amour ? La joie subite de la création ne vient-elle pas de telles fiançailles spirituelles ?

REFLEXIONS SUR L’ART.

1919 - 1920.

 

L’œuvre d’art est un résultat. C’est le résultat du travail d’une âme d’artiste. La critique étudie souvent les caractères qui distinguent les écoles. Une meilleure critique ne peut-elle étudier, soucieuse de la tradition, le lien qui lie tous les hommes depuis que ceux-ci, émus par les mystères de la vie et de la mort, font retentir leurs testaments de leurs cris ?

L’homme naît avec une âme et c’est cette âme humaine qu’on retrouve dans les productions qui sont parvenues jusqu’à nous. Les temples ont pu changer les formes, ainsi que les modes. Mais non pas le sentiment de notre grandeur et de notre misère, qui agite les hommes depuis le commencement du monde. C’est ce sentiment qui est le lien des races, le lien des œuvres que les civilisations nous ont laissées, nous montrant à chaque époque dans leur chant leurs désirs.

 

La production des œuvres n’a jamais été chez un grand poète, un but. Elle a été le résultat d’un désir. Celui de chanter au monde qu’il avait une âme sensible et que cette âme, faite pour le beau, se réjouissait de l’harmonie de la nature, se lamentait avec des pleurs devant l’exil.

Car l’âme sensible, créée pour Dieu, beau absolu, comprend aussi que l’idéal n’est point atteint sur terre.

Beaucoup nous ont montré un cœur déchiré et meurtri, et sans prononcer le mot d’idéal, par la tristesse et l’amertume de leur chant, nous comprenons qu’ils cherchaient le bonheur du beau et qu’ils ne le trouvaient point.

«Plus un homme peut vivre selon l’Esprit, plus la vie présente lui paraît amère.» (Imitation ch. XXII)

Watteau a peint les fêtes, mais qui mieux que lui en comprenait la tristesse ?

Tous ces artistes étaient des hommes comme les autres, mais ils n’étouffaient pas en eux cette flamme qui s’animait chaque fois qu’autour d’eux se révélait le symbole de quelque beauté, qui faisait tressaillir leur âme tourmentée d’une vie supérieure.

 

L’Art et la Vie.

 

Beaucoup d’hommes avouent leur émotion devant certains spectacles de la nature, devant certaines manifestations de beauté dans la nature ou dans la vie.

Mais c’est une impression qui reste confuse pour eux. Ils sentent mais ne comprennent pas. Ils n’analysent pas, ou s’ils analysent, ils n’analysent que leur sensation propre et présente, sans mettre sur le même plan les autres aspects possibles de la vie, la pensée d’autrui (qui pourrait être un instant la leur) et leur propre pensée.

Quand un artiste considère les différents aspects d’un fait,c’est qu’il le sent réellement envisagé à différents points de vue.

Quand un artiste prend un arbre au soleil, il sait qu’il pourrait être tout autre, il choisit. C’est un choix momentané dans lequel il met toute son ardeur d’amoureux. Mais c’est un choix, et il le sait.

Quand un artiste considère la vie, il sait quels sont les charmes de ses différents modes de vivre. Il chante, mais il sait.

C’est dans ce savoir, dans cette compréhension, dans ce choix, que l’artiste s’élève au-dessus des faits que lui présente la nature, pour en recueillir le charme et la beauté dans son œuvre.

C’est aussi ce choix, ce savoir qui attriste l’artiste et le rend souvent mélancolique. Car il comprend à tout moment quelle petite part il rend de son esprit, il donne, il lègue à ses semblables les humains. Il a conscience du sacrifice qui lui est imposé.

A tout moment sentir qu’un fait existe, qu’il est tel, et comprendre qu’il peut être autrement, qu’il peut avoir une valeur autre, différente, opposée, c’est le dominer, c’est en faire une chose de vie propre, une chose semblable à la vie.

Il n’y a que l’œuvre d’art qui soit douée, à cause de ceci, d’une existence propre et indestructible. On ne peut détruire l’art. Il est la Vie. Le choix implique sa nécessité de vivre.

Dans l’héroïsme, qui est une des formes de la beauté, on retrouve le même phénomène : sacrifice et choix délibéré après examen.

Le choix, c’est la certitude opposée à l’incertitude dans laquelle on peut se trouver vis-à-vis d’un sujet à analyser.

Un analyste n’est pas toujours un artiste.

Un artiste est toujours un analyste.

 

L’art doit s’imposer par la force de son rythme, par la volonté que l’artiste a mis à dégager les éléments essentiels. Le génie d’un Michel-Ange en est un bel exemple.

L’artiste doit arriver à faire accepter son art par la conscience qu’il a de faire une chose grande et bonne, par la conscience qu’il a de sa sincérité et de l’élévation de sa pensée, de nous faire pénétrer plus avant dans le rythme d’une nature belle et harmonieuse.

 

Le but des recherches doit être de nous élever la pensée. Être simple et seulement plein d’amour pour ce qui nous entoure.

 

Imperfection de l’art.

 

L’art est imparfait même lorsqu’il semble atteindre la plus haute perfection. Il est imparfait parce qu’il est humain et c’est pourquoi nous l’aimons.

Nous aimons cette imperfection car nous discernons alors qu’un homme ardent a voulu monter vers le soleil, vers son rêve, mais que sur la proue du vaisseau où il se tenait debout, il était lavé par l’écume dont les vents lui souffletaient le visage, souillant de lie ses mains élevées.

Et misérables, attachés à cette terre, nous l’aimons ; nous en aimons les plaisirs et jusqu’aux peines. Nous nous y accrochons de toutes nos forces, même quand nous en avons goûté l’amertume.

Quel sentiment aurions-nous d’une œuvre qui ne portât point en elle les marques de notre faiblesse et misère d’hommes !

Et ces marques que sont-elles, sinon le rire et les larmes, et toutes nos passions ?

 

La sincérité en art.

 

La sincérité et la vérité existent. Elles sont deux qualités essentielles de tout grand art. Encore faut-il les définir.

Une parole philosophique de J. de Maistre dans «Les Soirées de Saint-Pétersbourg « semble donner une lumière toute particulière sur cette question.

Il dit en effet : «Mais ce que je vois est réel par rapport à moi.»

Voilà la vérité en art. Ce que l’artiste voit avec son âme, sa façon de concevoir la vie et les choses, est vrai par rapport à lui.

Sa sincérité, c’est la bonne foi qu’il mettra à traduire cette vérité, ce réel par rapport à lui.

La sincérité n’est pas une sincérité vis à vis de la nature, c’est une sincérité vis à vis de lui même.

Car nous ne pouvons juger de la sincérité d’un homme qui voit différemment de nous, que par rapport à lui-même et par rapport à ses émotions.

Poussée à l’extrême par l’artiste, cette sincérité vis-à-vis de sa vison prend le nom de naïveté. Qu’est-ce que la naïveté en effet, sinon l’expression simple d’un homme qui, sans préoccupation de la mode ou du goût du siècle, peint avec franchise ses émotions et ses vues personnelles.

Il ne faut pas perdre de vue par ailleurs que l’art est une synthèse et que l’artiste tout en étant sincère et avide de vérité, a du soumettre les éléments de la nature au crible de son jugement pour ne nous apporter que ceux qui sont essentiels. Et ceux-là a-t-il du encore les mettre en relief et les dessiner vigoureusement.

 

Le «fini» dans la peinture.

 

Une correction parfaite et l’abondance de détails, voilà pour beaucoup les marques qui distinguent une œuvre finie.

Certes la correction est la preuve fréquente d’un équilibre harmonieux entre le fond et la forme d’une œuvre.

Encore faut-il porter des jugements pleins de retenue à cet égard. Bien des maîtres, Delacroix par exemple, ont laissé des incorrections dans leurs œuvres et leur suppression n’ajouterait rien à la beauté de celles-ci.

L’abondance de détails n’est pas à considérer comme une condition du fini. Le détail n’est acceptable que lorsqu’il est partie intégrante du tout.

Compris autrement il est une pierre de trop au monument et nuit à la construction.

Dénombrer et accuser chaque chose en elle-même et pour elle-même, c’est souvent perdre de vue l’ensemble, et charger l’édifice de trop d’ornements, ces ornements fussent-ils des pierres précieuses.

Polir, c’est souvent diminuer avec la rudesse des angles, l’intensité de l’effet.

Une œuvre est finie quand elle atteint son maximum de force vers l’émotion. Et non pas quand elle est une copie plus servile de la nature.

LA PEINTURE ET LA TRADITION.

1921.

 

            «Le beau de l’Art procède absolument et uniquement de la pensée humaine affranchie de toute autre servitude que de celle de se manifester au moyen de la représentation des objets naturels.

                                                           TÖPFFER («Réflexions et Menus Propos.»)

 

 

            A un moment où tout un académisme vieilli s’écroule, où de nombreuses tendances se font jour, où, enfin, une multitudes de procédés s’érigent en système, il semble intéressant de chercher parmi des voies si diverses celles qui permettent d’espérer que le chemin aura une issue ; que ce chemin, assez glorieusement tracé, je crois, par les maîtres, aura lui aussi sa beauté et sera comme jadis jonché de fruits.

            La tradition, c’est un mot réactionnaire en une époque où l’on se ferait fort d’avoir tout inventé et de ne rien tenir des anciens.

            La tradition n’est pourtant pas une ennemie-née de la nouveauté, car elle est un renouvellement et non une copie servile : renouvellement suivant un esprit auquel nous sommes attachés par des liens multiples.

            Je sais que certains voudraient s’en affranchir, mais les logiques et les sincères se sont aperçus que c’était pour reconstruire un édifice semblable...

            Car un lien que rien ne saurait briser unit malgré le temps et les modes les grandes œuvres entre elles.

            Ce lien, c’est l’humanité de l’art, c’est-à-dire toutes nos passions et, en particulier, notre désir de beau ; désir immense dont la réalisation imparfaite est toile, livre ou musique, pour servir de témoignage à notre goût de l’infini.

            Nous aurons beau faire, l’art le plus individualiste sera toujours le fruit de ce qu’il y a de plus profond dans l’histoire de l’humanité. Nous sommes une page de ce livre et nos chants seront toujours une scène de cette longue aventure.

            Ainsi pouvons-nous admirer encore les œuvres du temps passé.

            Ainsi pouvons-nous voir dans une même salle Ingres, Delacroix et Manet, unis désormais par la beauté qu’ils cherchèrent à exprimer selon leur tempérament.

            Car, qu’est-ce que l’art ?, sinon l’expression de la conception que se font les hommes de l’Univers.

            Univers auquel ils ajoutent le désir impérieux du rêve. «Homo additus Naturae.», disait Bacon.

            Mais si le but unit les œuvres, les moyens d’expression semblent les marquer d’un sceau différent.

            C’est que, si l’homme éprouve toujours à peu près les mêmes passions et les mêmes inquiétudes, il les éprouve différemment et les exprime avec des éléments qui sont propres à son époque.

            La mode, elle, n’est qu’un petit vernis et les grands artistes ont tôt fait de la dominer. Elle n’est point enracinée profondément au fond de l’homme comme un sentiment violent. Et ceux qui la suivent meurent avec elle.
           Les trois grands noms cités tout à l’heure, Ingres, Delacroix et Manet, suffiraient à montrer comment une époque peut rejeter certains comme révolutionnaires, qui continuent cependant la leçon du passé.

            C’est qu’elle ne discerne pas les caractères véritables qui font une œuvre belle.

            Aujourd’hui même, certains qui paraissent rompre le plus avec la tradition sont ceux qui s’en rapprochent le plus.

            Plus certainement que l’académisme actuel qui n’est qu’une redite, alors que l’art a besoin de se renouveler au contact de la nature et non pas en copiant quelque système.

            Avant tout on est frappé en regardant les anciens maîtres de cette volonté qui domine tout autre chose, s’exprimer fortement et faire beau. La force et la simplicité de leur intention sont celles de bien remplir un but. En peinture c’est de faire œuvre plastique, c’est-à-dire avant tout frapper le cœur ou le cerveau par des éléments propres à cet art. Ces éléments ce sont les formes, les lignes et les couleurs de la nature.

            Mais la peinture de ces éléments n’est pas un but, elle est un moyen. Le but est autre, en effet. Pour les uns, il sera décoration, pour les autres, expression des sentiments les plus profonds de l’humanité.

            Être logique, c’est-à-dire en peinture toucher par les yeux. Chercher dans la nature  à la fois une inspiration et une aide pour traduire son émotion. Voilà bien quel paraît être le souci de tous les grands. Œuvre créée parce que l’homme l’enfante dans son cerveau. Œuvre plastique parce qu’il l’exprime pour les yeux. Œuvre synthétique parce que tout en se servant de la nature, il n’en prend que les éléments propres à son expression.

            L’imitation de la nature pour les maîtres n’était que prétexte ou moyen.

            Prétexte à évocation, à rêve.

            Moyen d’évoquer, de faire rêver.

            Dans les «Théories de 89«, Maurice Denis a repris avec bonheur ces idées, montrant à nouveau le but, oublié pour l’anecdote, hélas, trop fameuse.

            Le but ? Ne suffirait-il pas de regarder de bonne foi une toile de Véronèse, Les noces de Canna, par exemple. Quel rôle y tient le Christ ? Un rôle nul. Quoique placé au centre de la composition, il est noyé. Toute la scène est prétexte à une peinture de fête somptueuse, à des gestes humains, à une couleur admirable.

            Et que seraient sans cela tous nos chefs-d’œuvre, s’ils n’étaient d’admirables synthèses ?

            C’est qu’au-delà de la scène dont le génie extrait âprement les éléments essentiels, il y a la vie, la vérité morale, dépouillée de tout l’artificiel des modes et des coutumes.

            Aujourd’hui que voyons-nous ? Deux grands courants d’idées luttent encore comme au temps des premiers impressionnistes, on pourrait dire comme au temps de Delacroix et de Fromentin.

            D’un côté ceux pour qui la peinture est une copie de la nature, le sujet ou le morceau, un but, l’École d’un Boudha !

            De l’autre côté toute la réaction.

            Décadents, on pourrait les appeler tels, ceux qui ont confondu l’imitation avec l’expression, et qui, croyant que le but est de copier, restent inférieurs à une nature qui, transcrite en une langue pauvre et sans caractère, ne leur offre qu’un modèle inimitable.

            L’anecdote est le triomphe de ceux-là, et l’émotion qu’ils ne peuvent traduire par le côté plastique, ils essaient de la copier dans le sujet.

            L’Impressionnisme a été certes un heureux retour à la nature, un pas vers une renaissance. Nous lui devons de belles choses et dans l’ensemble un mouvement d’idées excellent.

            C’était avec la recherche des éléments colorés de la nature, une idéalisation par la lumière et un moyen d’exprimer ces joies.

            Malheureusement on ne peut dire aujourd’hui que l’impressionnisme a abouti pleinement.

            Les grands impressionnistes l’ont cultivé et poussé à un degré de perfection ; mais peu à peu, d’autres, séduits par le procédé, l’ont érigé en système.

            Certes l’impressionnisme est un moyen superbe, mais combien en ont fait un but ?

            De nombreux modernes, et des plus avancés, ont bien compris que la peinture devait être une synthèse, mais au lieu de chercher les éléments de cette synthèse dans la nature, ils les cherchèrent dans leur cerveau.

            De plus ils essayèrent de changer le but de la peinture voulant aussi trouver les joies de la musique et de la littérature. Ainsi naquît l’intellectualisme en art et la peinture littéraire, une des plus grandes erreurs de notre temps.

            L’homme est impuissant à créer complètement. S’il conçoit le beau, notre nature est telle qu’il lui faut la matière physique pour pouvoir s’exprimer.

            Regardez attentivement un chef-d’œuvre, vous y verrez toujours à travers la vision de l’artiste, une nature aiguë, je veux dire non embellie, non falsifiée dans le sens du joli, mais forte et drue.

            Certains disent : éloignez-vous de la nature. Demandez tout à votre cerveau. Quoi, et que serait ce cerveau s’il n’avait jamais pris conscience des formes et des couleurs par l’intermédiaire des sens ?

            On peut dire que l’époque en est empoisonnée, de ces peintres qui essaient d’inscrire leurs pensées dans des cercles et des carrés.

            Autrefois les artistes se servaient beaucoup sans doute des figures géométriques pour construire des tableaux, ou les sculpteurs des motifs décoratifs. Mais encore n’était-ce pour eux qu’un procédé qu’ils se gardaient de laisser voir.

            La recherche du procédé, la recherche de la composition chez les maîtres, tout cela éléments non à dédaigner certes mais qui semblent pour beaucoup devenus un but aujourd’hui.

            Procédé que la division de la couleur.

            Système que la peinture claire.

            Système que tous les errements des indépendants futuristes.

            Serait-ce la peine de renverser quelque édifice pompier et vieilli, pour en mettre à la place d’autres esprits aussi sévères et intransigeants ?

            Quelle conclusion tirer de tout ceci ?

            Faut-il encore parmi toutes les doctrines, en prôner une ?

            Ne vaudrait-il pas mieux les abattre d’un coup ?

            L’Art n’est pas fait à coup de système.

            S’il est parfois intéressant de garder comme des lois les leçons que nous ont laissées les anciens dans leurs œuvres, il n’est pas utile de les codifier avec intransigeance.

Même s’il était possible à la critique de s’en armer, quel secours en tirerait un artiste pour la création d’une œuvre ?

            Les œuvres, elles, sont dans le cœur de ceux qui sentent et de ceux qui aiment.

 

            Aimer beaucoup la nature, tâcher d’en exprimer les beautés avec toute notre force et toute faiblesse, avoir une haute idée de l’art pour mieux le servir, ce serait là peut-être une bonne école en ce siècle de commerce et de jonglerie.

            Bien en face de la nature, loyalement, et non à travers les yeux des autres, peut-être éprouverons-nous ce goût de l’amour, cette délectation qui, selon Poussin je crois, était la peinture même.

REFLEXIONS SUR L’ART.

1922 - 1923.

 

            Un paysage, une figure nous apparaissent, et voici que naît en nous le désir de faire sentir aux autres la beauté qui résulte de notre émotion personnelle. Allons-nous être obligés à ce moment d’inscrire en notre écriture des éléments étrangers à notre émotion. Assurément non.

            Peu à peu le sujet, en passant sur la toile, perd une de ses dimensions et il nous faut reconstruire la nature selon ses lois pour arriver non pas à sa copie mais à son esprit. Ce n’est pas un compotier blanc sur une table noire que nous aimons, mais bien l’harmonie du blanc et du noir que nous propose le hasard.

            Oui la peinture est une création. Nous avons assez vu les coins de nature copiés servilement et bêtement. Nous voulons un art, un art plastique qui soit susceptible non de plaire et de charmer, mais d’élever l’esprit et d’exprimer le lyrisme moderne avec la force et l’austérité nécessaires à toute œuvre humaine digne de ce nom.

            Ce que nous voulons c’est transposer la nature par des moyens plastiques pour la situer dans un plan spirituel.

            Et si les œuvres semblent rompre avec le passé, ne nous effrayons pas. Toujours l’art étonne par sa création. Les artistes ne sont vraiment intéressants qu’autant qu’ils ajoutent au monde. Rappelons-nous la parole de Candide : «Il faut cultiver notre jardin.»

            Plaise à Dieu qu’il puisse encore y pousser une fleur nouvelle !

 

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            Pour un peintre, qu’est-ce qu’un tableau ?

Une harmonie de couleurs ou de lignes, de beaux volumes, une synthèse qui touche et produit ce petit choc que l’on ressent devant les œuvres situées dans le plan de l’esprit.

            Pour le public trop souvent une peinture c’est l’anecdote, le sujet représenté.

            Après la grande et belle période du 19eme siècle, après Delacroix, Ingres, Courbet, Manet et les Impressionnistes, une réaction violente se produit. L’Impressionnisme a vraiment conduit au désordre le plus complet.

            L’œuvre de Cézanne, père de la peinture moderne, sort de la réaction contre les théories impressionnistes. Il comprend l’importance des lois, l’architecture du tableau, sa construction.

            Le cubisme vient, œuvre de Picasso et de Braque, art austère et pur comme une géométrie.

            Les temps héroïques du cubisme sont passés. Ils ont confirmé ce soucis d’ordre, de construction et d’austérité indispensables à la peinture.

            A nous d’en tirer profit et de refaire des tableaux en les harmonisant par la sensibilité. Voici le but des jeunes...Jamais les intentions n’ont été plus classiques, au bon sens du mot.

            Car être dans la tradition ne veut point dire imiter les anciens, mais bien s’exprimer fortement comme eux.

 

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            Un paysage peut réunir en lui-même tous les éléments de la beauté et moins nous émouvoir que la réunion d’objets eux-mêmes vulgaires.

            C’est qu’en effet l’artiste aime moins à la vérité les choses qu’il rencontre dans la nature que la création qui naît dans son esprit à leur propos. Et cette création individuelle qui est en somme sa façon de voir prend peu à peu pour lui la place de la nature, et c’est bien cette seconde nature, la sienne, qu’il aime comme la vérité.

            Les moyens d’expression varient évidemment avec les tempéraments et le choix des éléments empruntés à la nature sera différent selon les peintres. Celui-ci prendra les couleurs, celui-là les formes. Ainsi l’artiste crée un monde nouveau en prenant les éléments convenables et seulement ceux-là.

            Les plus grands plaisirs ne lui seront donc pas toujours procurés par les sites les plus renommés, mais au contraire souvent par les lieux les plus obscurs. Car d’éléments plus simples il recomposera peut-être plus facilement ce monde qu’il porte en lui, de faits très simples il remontera plus aisément vers la loi et tendra ainsi vers la vérité qui est son but.

            Car l’esprit cherche autour de lui, avec des éléments choisis, matière à son propre développement.

            Le Poussin, pour citer un des génies les plus beaux et les plus classiques, disait que la peinture est l’expression d’idées incorporelles et que l’artiste se préoccupe plus de l’ordre dans lequel les objets se présentent à notre esprit que des objets eux-mêmes.

            Admirable parole qui montre le souci de l’ordre, de la composition et celui de l’expression de l’esprit.

 

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            L’évolution des idées directrices de l’art s’explique la plupart du temps par des mouvements de réaction contre les conceptions antérieures.

            Quand des idées ont donné leur mesure, c’est-à-dire quand elles ont été vivifiées par les artistes ou plutôt exprimées dans leurs œuvres, il arrive généralement que reprises par des imitateurs elles tombent en défaveur.

            On s’aperçoit qu’elles ne contenaient pas toute la vérité et comme on croit toujours posséder cette chose toute entière, on s’empresse de considérer tout ce qui a été fait comme faux et contraire à ce qu’on juge alors comme le centre de toute vérité.

            Ce phénomène de réaction s’est produit maintes et maintes fois, notamment au cours de ces derniers trente ans.

            Fatigué des choses convenues de l’atelier, l’Impressionnisme se lança à la recherche de la nature. Il devait peu à peu, par un système d’analyse, tendre à une désintégration, alors que toute œuvre d’art est le résultat d’une synthèse.

            Le cubisme fut, je crois, à proprement parler la réaction contre cette tendance à l’analyse et à la dispersion de l’effort.

            Aussi le nom le plus prononcé à l’heure actuelle  est-il celui de Cézanne, le peintre ayant été avec Gauguin celui qui tenta le plus de reconstruire avec les éléments de l’impressionnisme.

            Le cubisme passa les limites, comme toute réaction. Comme toute réaction elle était fatale, utile disons ce mot. Et les théories de Gleizes, avec leur esprit de coordination et de construction paraissent plus dans la tradition classique que les recherches de Monet.

            La recherche de la construction interne du tableau dont parle en effet Gleizes, n’est-ce pas les principes mêmes de la peinture au même titre que les lois qui régissent la construction d’un mur ou d’une maison et en assurent la solidité et l’équilibre ?

 

            Il m’apparaît toutefois que pour faire œuvre moderne et nouvelle, il n’est point nécessaire de changer brusquement les moyens et surtout de les changer de parti-pris.

            J.S.Bach se contenta bien de ceux de son époque !

            Ce qu’il importe plutôt c’est de les vivifier par notre flamme. Soumis au but ils évoluent en même temps que lui et c’est bien la création de notre pensée qui doit insensiblement diriger notre façon de faire, c’est-à-dire nos procédés.

 

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            Il n’y a qu’un point de vue pour juger les œuvres d’art.

            Pour en juger et en discuter, en effet, il est nécessaire de remonter aux principes mêmes de l’art qui sont contenus dans la philosophie. C’est donc du point de vue philosophique qu’il faut se placer.

            Si l’art est l’expression de la beauté, on est amené à rechercher l’origine de celle-ci, qui est un concept de l’esprit.

            D’où nous vient ce concept ? Nous vient-il de la seule contemplation de la nature ?

            Si la beauté était uniquement le résultat du reflet de la nature en nos sens, tout homme aurait à peu près la même conception de la beauté, et en outre la nature serait l’art, ce qui n’est pas.

            Il faut donc admettre qu’au contraire la beauté est le résultat du reflet de notre âme sur la nature. Il faut croire que la beauté est un don, et ce don, reflet d’une des qualités de la divinité, est contenue en notre âme ; lumière obscurcie par les exigences du corps mais toujours prête, victorieuse de ce combat intérieur, à se dégager chez les grands artistes.

            Une lumière interne, la beauté, est en notre âme. La nature qui nous entoure est belle parce que nous la jugeons ainsi, parce que sans doute notre esprit y trouve, d’une façon plus ou moins consciente, l’épanouissement des lois qui sont déjà contenues en lui.

 

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